Interview de Fayçal Karoui
20 ans…

Fayçal Karoui
Directeur musical OPPB-El Camino
&
Jean-Jacques Tonnet
Libraire à Pau, fidèle abonné depuis 20 ans

Jean-Jacques Tonnet : “Pour tout bagage on a 20 ans”, chantait Léo Ferré. Quant à Eric Satie il disait “Quand j’étais jeune on me disait : vous verrez quand vous aurez 50 ans. J’ai 50 ans et je n’ai rien vu.” Est-ce que vous avez vu passer ces 20 ans à la tête de l’orchestre ?

20 ans et autant de sommets, de cols, de plaines et d’estives. C’est la première image qui me vient, car oui, j’ai des souvenirs plein la tête de ce long voyage fait de moments très forts, mais aussi de silences, parfois de doutes ; mais toujours le prochain concert arrive, le prochain pic, et il faut remonter, retravailler, douter à nouveau, gravir, et vivre intensément l’euphorie du concert. Alors oui, j’ai aujourd’hui 50 ans et presque la moitié de ma vie passée ici, et je suis encore plein d’énergie et d’émotions à transmettre. Je crois que je n’ai pas vu passer ces 20 ans, comme une trace que l’on laisse, je me souviens juste de tous les sommets !

 

“C’est bien joli d’avoir 20 ans et la cuisse longue, mais ça ne suffit pas pour vous donner du talent !” Comment on fait pour garder le souffle ? Est-ce que ce n’est là le vrai défi ?

Je sais parfaitement que la durée n’est pas gage de légitimité, et que chaque saison qui s’ouvre doit porter en elle un nouveau souffle. Bien sûr, il y a la fierté de ce que nous avons accompli en 20 ans, le fait que Pau soit aujourd’hui très clairement sur la carte de France des orchestres qui comptent ! Mais je sais surtout que le plus important demeure ce que nous ferons demain, avec des idées neuves, avec le désir de partager plus et mieux, de développer encore plus de co-construction avec le public. Nous envisageons par exemple pour le concert de clôture de la saison 22/23, un concert surprise, car ce concert nous allons le bâtir toute la saison avec les musiciens et le public. Ouvrir le voyage 22/23 avec comme dernière étape une page blanche que nous allons écrire ensemble.

 

L’Aventure de cet orchestre c’est aussi 20 ans d’une relation privilégiée avec le public. Iriez-vous jusqu’à parler d’Une histoire d’amour comme dans la chanson de Barbara ? 

Je crois profondément aux liens invisibles mais forts qui lient ce qui se passe sur le plateau et dans la salle. Et je pense qu’une particularité ici, à Pau, se résume par le fait que nous savons très bien pour qui nous jouons. Souvent les artistes ne savent pour qui ils jouent, ici, par la fidélité, par les rencontres nombreuses et construites tout au long de ces années, nous connaissons notre public, et de ma place singulière, je sens cette écoute, cette affection, cette attention, et cela me porte !

 

“Les jambes de vingt ans sont faites pour aller au bout du monde.” Un orchestre qu’on a vu grandir, s’épanouir au gré de ses tournées (Nantes, La Roque…) ; quels sont les projets dans ce domaine ? 

L’Orchestre et moi-même grandissons à chaque tournée. Nous grandissons d’essayer à chaque fois de construire ce lien. Je pense en particulier à Nantes et à nos presque 10 “Folle Journée” ! Nous sommes à la maison là-bas ! Des tournées ont été annulées par la crise sanitaire, et il faudra du temps pour reconstruire. Aujourd’hui, le plus important est de trouver le bon équilibre entre le développement territorial avec nos voisins de Tarbes, Mont-de-Marsan et le Pays Basque et les concerts plus lointains. Mais oui, une des vocations de l’orchestre est de voyager, emportant partout ce que nous construisons ici !

 

Il y a une véritable cohésion de groupe. Cet orchestre dégage un plaisir de jouer ensemble. Quel en est le secret ?  

Je crois qu’il y a deux secrets : ce que j’ai dit plus haut, savoir collectivement pour qui on joue, et plus largement pour qui on travaille, le projet éducatif, les concerts devant les publics les fragiles et éloignés, mais il y a aussi et surtout les œuvres elles-mêmes, la musique que l’on joue. C’est la musique qui, en son sein, porte la cohésion. Le sens d’une œuvre, les émotions qu’elle peut susciter pour nous sur scène, mais aussi et surtout pour le public attentif qui écoute, est écrit pour ceux qui savent la lire. J’ai une confiance aveugle en la musique, parce que je vis en permanence avec des chefs d’œuvres, et qu’humblement, avec gratitude et émotion, j’essaie juste de traduire cela avec les musiciens. Chacun sait que la pierre qu’il pose est indispensable à la construction de la cathédrale que nous bâtissons à chaque concert.

 

Comment construit-on demain ? 

On construit demain, forts de ce que l’on a fait depuis 20 ans et curieux et attentif du monde qui nous entoure. Nous vivons des temps périlleux, et pour la première fois depuis longtemps, l’avenir est incertain et sombre, alors construire pour demain, c’est porter un espoir, porter l’espoir que l’Art nous renforce dans notre faculté à développer de la solidarité et de l’inventivité ! Et si nous placions la Culture réellement au cœur de tout, et non, à la marge, sur le côté, comme un supplément d’âme ?

 

Si vous deviez citer un concert ou vous avez su ou compris qu’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire entre vous, cette ville, les musiciens et ce public ?

Il y en a deux qui me viennent. 

Le projet avec le Sirba Octet, en 2009. Nous avions invité un groupe de musique Yiddish que nous aimons énormément. C’était une expérience incroyable, proposer la rencontre de 8 musiciens yiddish et d’un orchestre symphonique ! L’OPPB, orchestre tout terrain. De cette rencontre est née de nombreux projets avec eux et d’autres musiciens, dont le dernier projet arménien. 

Je pense également à la création de Lucifer de Guillaume Connesson avec Thierry Malandain en juin 2011. Cette commande de l’Orchestre exprimait tout ce que j’aime, la création d’une œuvre sublime, le travail avec l’orchestre dans un grand effectif et le travail avec les danseurs du Malandain Ballet Biarritz. Le tout dans un zénith comble, pour de la musique contemporaine. Je me souviens être sorti de scène sans voix pendant de longues minutes, figé par la beauté du spectacle mais aussi par tout ce qu’il représentait.

 

André Labarrère définissait ce projet comme un rêve de musique. 

Ah André ! Sans doute le plus grand rêveur que j’ai rencontré, ou plus exactement, celui qui bâtissait son ambition pour sa ville sur le rêve : le rêve d’une ville merveilleuse, et dans ce rêve, dans cette ambition un peu utopique et donc sincère, il y avait la musique. Il fallait cela pour créer un orchestre en 2002, être persuadé que le rêve peut se réaliser.

 

Enormément d’artistes ont joué à Pau au tout début de la carrière et parcourent aujourd’hui le monde. 

Une grande partie de notre travail de programmation, en lien avec les autres orchestres, les agents, avec un peu de méthode et beaucoup d’intuition, est effectivement le fait de dénicher et d’inviter des futurs pépites. Quelle fierté lorsque tous ces artistes passés ici brillent dans les plus grandes salles du monde avec dans leurs bios le fait qu’ils sont passés ici. Pau brille aussi de cela.

 

Il en va de même pour les compositeurs contemporains ? 

Je n’ose imaginer le nombre d’œuvres créées ici. Et je sais que pour le public, cela est parfois une expérience… particulière. Mais il est essentiel de construire le répertoire, de le renouveler, de faire se regarder des œuvres du passé et d’aujourd’hui. Quand vous rentrez dans une libraire, mon cher Jean-Jacques, il est tout à fait naturel qu’Hugo côtoie Ernaux, qu’Homère et Carrère vivent ensemble, et je pense d’ailleurs que les clients achètent plus de livres actuels que du passé ! Alors oui, je crois résolument qu’une des missions essentielles d’un orchestre est de commander et créer des œuvres, il y en aura 5 la saison prochaine, 5 naissances à Pau d’œuvres éternelles !

 

Vous évoquiez la trace tout à l’heure et cela me fait penser au poème de Machado qui a donné son nom aux Caminos. Ce projet est-il a été un tournant ? Un projet fou ?

Camino n’est pas un tournant, Camino est la suite logique de tout ce que nous avions fait auparavant, mais l’ambition nouvelle portée par François Bayrou et Jean Lacoste en 2014 a déclenché, à leur demande, la création de cette école de musique si particulière, si importante pour les enfants, le territoire et pour moi. J’ai dit plus haut que nous vivions des temps perilleux et que l’avenir était sombre, mais qu’il fallait croire en l’espoir, toujours. Camino, pour moi, c’est cela, c’est un rêve, celui de permettre à une jeunesse, nécessairement solidaire sur scène et en atelier, de rêver.

 

20 ans c’est l’âge où l’on quitte la maison ! A l’heure de quitter le Palais Beaumont quel est le sentiment qui prédomine ? 

ENFIN ! Enfin, une salle avec un plateau et une acoustique dignes de notre orchestre. Mille mercis à la Ville d’avoir porté ce projet ambitieux, de miser sur un outil culturel de grande qualité. Je suis excité à l’idée de cette nouvelle salle du Foirail, excité de l’essayer, d’y jouer, d’y vivre avec nos collègues et amis de la saison Théâtre à Pau, d’Espaces Pluriels et du Méliès. Le nouveau souffle et la nouvelle page s’écriront là-bas. 

 

Cher Fayçal, on se connaît depuis 20 ans, l’aventure, le succès, la sincérité du projet vous doivent beaucoup. Mais je sais aussi que vous n’êtes pas seul à imaginer tout cela. 

J’ai avec moi une équipe à qui je veux adresser ici tous mes remerciements, ainsi, qu’évidemment, aux artistes de l’Orchestre mais j’ai surtout l’immense chance de travailler avec celui qui est mon ami de toujours et qui a eu le toupet de me suivre il y a 20 ans dans cette folle aventure. 

Bourreau de travail, son intelligence et sa culture le disputent à son humour, son humanité et sa finesse. L’avoir quotidiennement à mes côtés est une force et un bonheur partagé avec les musiciens. 

Il s’agit de Frédéric Morando sans qui il faut le dire rien de ce rêve de musique n’aurait pu non seulement se concrétiser, mais non plus s’inventer. 

Interview réalisée le 10 mai 2022, à Pau.

 

Musicien complet, architecte et bâtisseur infatigable, Fayçal Karoui fait partie de ces rares chefs français remarqués en France et à l’étranger par les plus grands orchestres.

Né à Paris en 1971, Fayçal Karoui obtient un premier prix de piano au conservatoire à rayonnement régional de Saint-Maur-des-Fossés dans la classe de Catherine Collard, puis en 1997 un premier prix de direction d’orchestre au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dont il intègre la classe de perfectionnement. Lauréat de la bourse « Aida », il devient assistant de Michel Plasson à l’Orchestre National du Capitole de Toulouse, poste qu’il occupe jusqu’en 2002. Cette collaboration l’amène à diriger un large répertoire symphonique et lyrique.

A la tête de l’Orchestre de Pau Pays de Béarn

Directeur Musical de l’Orchestre de Pau Pays de Béarn depuis 2002, il est unanimement loué pour son remarquable travail auprès de cette formation qu’il a littéralement transformée. Il y insuffle une politique musicale en direction de tous et instaure une programmation ambitieuse où la musique nouvelle côtoie systématiquement les piliers du répertoire. Il donne à cet orchestre une ambition nouvelle, fait venir à Pau les plus grands solistes et répond à de nombreuses invitations dans des festivals en France : Festival Présence, Festival de la côte Basque, Festival de Musique sacrée de Lourdes, La Folle Journée de Nantes, en Espagne, en Italie, au Maroc (Théâtre Mohammed V de Rabat), au Japon (Folle Journée 2012), au Brésil et en Tunisie.

Avec l’Orchestre de Pau Pays de Béarn, il commande de nombreuses œuvres auprès des grands compositeurs de notre temps. Il est ainsi dédicataire de nombreuses pièces de Guillaume Connesson, Pascal Zavaro, Nicolas Bacri..

Il met en place une politique culturelle singulière en direction des publics éloignés des dispositifs culturels en inventant, avec son équipe, des concepts novateurs comme l’Orchestre prend ses quartiers, Y’a un concert chez le voisin, Concert boîte de nuit ou encore L’Orchestre s’éclate. Ces projets ont fait l’objet d’un documentaire diffusé par France Télévisions en 2012.

« Quelles passerelles faut-il inventer pour montrer que « la musique n’est pas réservée aux riches, aux personnes âgées, aux intellectuels et aux urbains » ? Faycal Karoui joue avec le vent. Seule une prodigieuse générosité d’artiste porte la musique au-delà des murailles.»  Christian Seguin

Une carrière internationale

En 2006, Fayçal Karoui est nommé Directeur Musical du prestigieux New York City Ballet fondé par George Balanchine, qu’il dirigera jusqu’en 2012. Son travail est salué par la presse New-yorkaise qui lui est unanimement reconnaissante d’avoir placé la musique au centre de cette prestigieuse compagnie de ballet.(un article dans le New York Times fait savoir que les portes New-yorkaises lui resteront toujours ouvertes.) Il quitte le NYCB en 2012 pour se consacrer pleinement à ses deux orchestres français et sa carrière de chef symphonique.

«Les portes New-yorkaises lui resteront toujours ouvertes»   New-York Times

De 2012 à 2014, Fayçal Karoui succède à l’excellent Yutaka Sado à la tête du légendaire Orchestre Lamoureux. Dès son premier concert au Théâtre des Champs-Elysées à Paris, l’orchestre et son nouveau directeur musical font sensation. Libération titre « Orchestre Lamoureux, mélomanes heureux ». Fayçal Karoui décidera de rendre à l’orchestre l’identité qui était la sienne lors de son prestigieux passé en orientant sa programmation vers une spécialisation dans le répertoire français et programme toutes les grandes œuvres qui ont été créées par l’orchestre tout au long du 20e siècle, tout en renouant avec la tradition de commandes à des compositeurs français. Avec Fayçal Karoui à sa tête, l’orchestre est invité à la Folle Journée de Nantes et à la Folle Journée de Tokyo. La direction du Théâtre des Champs-Elysées confie également à Fayçal Karoui la direction musicale de sa production de Pénélope de Fauré en juin 2013 avec Roberto Alagna, Anna-Caterina Antonacci, Vincent Le Texier et Edwin Crossley-Mercer.

En mars 2013, il est élevé au rang de Chevalier des Arts et Lettres par la Ministre de la Culture et de la Communication et en 2015, il est lauréat du prestigieux prix artistique de la Fondation Simone et Cino del Duca, attribué par l’Académie des Beaux-Arts de l’Académie Française.

En juillet 2013, il dirige l’Orchestre National de Bordeaux Aquitaine et les Carmina Burana devant plus de 8000 spectateurs au prestigieux festival des Chorégies d’Orange qui le réinvitera d’emblée pour un programme Bernstein-Gershwin en juillet 2016.
Fayçal Karoui a accompagné de nombreux solistes dont Nicholas Angelich, Philippe Collard, Steven Hough, Paul Meyer, Alexandre Tharaud, Bertrand Chamayou, Frank Braley, Xavier Philips, Alexander Ghindin, Natalia Gutman, Daishin Kashimoto, Nelson Freire, Gautier Capuçon, et des artistes lyriques comme Françoise Pollet, Nora Gubisch, Patricia Petibon.
Fayçal Karoui a été invité à diriger de nombreux Orchestres tels que l’Orchestre de Paris, l’Orchestre de l’Opéra National de Paris avec lequel il collabore fréquemment, l’Orchestre National de France, l’Orchestre Philharmonique de Radio-France, L’Orchestra Giuseppe Verdi de Milan, l’Orchestra Accademia Santa Cecilia de Rome, l’Orchestre de Chambre de Lausanne, l’Orchestre Philharmonique de Liège, l’Orchestre National du Capitole de Toulouse, l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, la Sinfonietta de Hong-Kong, le New Japan Philharmonic, l’Orchestre philharmonique de Bruxelles le prestigieux Orchestre philharmonique de Vienne.

Dans la continuité de son action sur le territoire, il crée, dans le projet permanent de démocratisation culturelle, un orchestre de jeunes principalement issus des quartiers prioritaires. Ce programme, intitulé El Camino Pau, connaît un véritable plébiscite auprès des familles et enfants des quartiers populaires et accueille aujourd’hui près de 200 enfants, avec pour objectif l’apprentissage collectif de la musique et la pratique instrumentale en orchestre. Ce projet, unique sur le territoire, fait l’objet d’un partenariat avec Démos – La Philharmonie de Paris.

Il fête en 2019 ses 17 ans à la tête de l’Orchestre de Pau Pays de Béarn où il est loué pour son remarquable travail, notamment pour avoir porté des projets audacieux, innovants et fait des miracles sur le territoire Sud Aquitain en quadruplant le nombre d’abonnés en le portant à 2160.

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